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Questions à Rabih Mroué

So Little Time est une nouvelle pièce. Comment est-elle née ?
Rabih Mroué : Il s’agit d’une histoire fictionnelle inspirée par le premier martyr libanais supposé, Dib al-Asmar, dans les années 1960. Il y a eu alors un échange de prisonniers entre les Palestiniens et les Israéliens, et le corps de ce jeune libanais, qui avait rejoint l’Organisation de libération de la Palestine et avait été tué au combat, a été envoyé aux autorités libanaises. Le moment était très délicat, et la gauche comme la droite ont décidé de lui rendre hommage, en partie dans un but politique – un monument lui a été érigé.
Lors d’un deuxième échange de prisonniers, cependant, le même homme est réapparu, en vie. Il a été libéré et est retourné au Liban, où la confusion était complète : comment réagir dans cette situation ? Fallait-il être heureux, tristes ? Quid du monument – est-ce qu’il devait rester ? Cela a été une surprise pour lui aussi de se retrouver dans la position de martyr vivant. L’histoire de So Little Time commence là. Je vais mélanger un film et le récit de l’histoire sur scène. La bande-son sera complètement séparée des images.

Qu’est-ce qui vous a attiré dans l’histoire de ce martyr ?     
Rabih Mroué : Elle m’intéresse car elle me permet de réfléchir au sens des monuments dans une ville, et d’interroger ce besoin que l’on a d’édifier des monuments pour construire une nation. Il s’agit aussi de parler de l’histoire moderne du Liban, avant et après la guerre civile, de 1975 à 1990. Je me concentre sur ce moment central de l’histoire du pays à travers ce qui est arrivé à Dib al-Asmar. Le Liban est un pays où les morts ne sont jamais morts, où les vivants utilisent les morts comme arme dans leurs batailles sans fin. C’est encore vrai aujourd’hui : vous pouvez aller à Beyrouth, ou dans n’importe quelle région, et y voir des affiches représentant des morts un peu partout. Personne n’y fait attention, c’est devenu un élément banal de la vie quotidienne. On les trouve également dans les médias, sur Facebook… Les « martyrs des guerres » sont encore vivants en nous, d’une certaine manière, et personne ne s’en formalise, on considère que ça va de soi.

Vous vivez à Berlin depuis 2014. Est-ce que vous avez noté des différences importantes dans la perception européenne de la mort ?
Rabih Mroué : On ne voit pas les morts en Europe, même pas en image. Ils n’ont pas de présence, à moins d’aller dans un cimetière ou de parler à une famille de ses souvenirs. On sent qu’il y a une séparation entre la mort et la vie, qui est je suppose normale.

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On a qualifié votre travail de « semi-documentaire ». Est-ce que le terme vous semble juste ?
Rabih Mroué : Je ne l’aime pas. Qu’est-ce que ça veut dire, documentaire, fiction ? Ces séparations simplifient les choses pour le public, les critiques, les artistes. Je préfère préserver leur complexité. Tout est à la fois réel et mâtiné de fiction, il est impossible de distinguer fiction et réalité. Subjectivité et objectivité marchent ensemble – il n’y a pas de dichotomie. C’est la raison pour laquelle le témoin visuel n’est pas fiable, par exemple. Il y a beaucoup de facteurs qui jouent un rôle dans notre perception des choses. Même si nous sommes honnêtes, que nous décrivons seulement – il y a des facteurs psychologiques qui rentrent en ligne de compte. Le documentaire est un style dans lequel on choisit de travailler, mais ça ne veut rien dire. Il pourrait s’agir de totale fiction.

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Le monde d’aujourd’hui est défini par une abondance d’informations visuelles. En tant qu’artiste, comment vous rappor-tez-vous à cela ?
Rabih Mroué : J’essaie de trouver des images qui deviennent pesantes, emblématiques, taboues dans notre vie quotidienne. Je les reprends et les analyse pour les désacraliser. Je travaille aussi beaucoup avec du texte, et les images viennent alors des mots. Dans tous les cas, il s’agit de matériau à partir duquel réfléchir. Les médias tendent à répandre beaucoup d’images terribles, et certaines deviennent tellement emblématiques qu’il est impossible d’y toucher. La photo du jeune réfugié syrien dont le corps a été retrouvé sur une plage en Grèce, Alan Kurdi, est un exemple – elle nous affecte fortement lorsqu’on la voit. L’émotion prend le dessus, il devient impossible de penser à quoi que ce soit. La colère, la tristesse dominent. Si quelqu’un dit quelque chose à ce sujet qui est perçu comme faux, on se met en colère. Je prends ce type d’image et j’essaie d’en parler d’une manière qui dépasse l’émotion qui nous empêche de penser, de voir au-delà.

Est-ce que la vérité historique vous préoccupe ?
Rabih Mroué : C’est une vraie question. Lorsqu’elle est mentionnée, c’est avec un point d’interrogation. Ce n’est pas un fait qu’il suffit de prendre. Qui écrit l’histoire ? Des gens comme nous. Les historiens sont des spécialistes. Chacun choisit évidemment des évènements qui l’intéressent, et a ses propres convictions politiques et idéologiques. Dans ce sens, on choisit, on édite la vie. On le ressent au Liban, avec l’histoire de la guerre – encore maintenant, des conflits persistent sur l’interprétation de ce qui s’est passé dans le pays. Chaque parti refuse de voir la version des autres, chaque parti possède sa propre histoire. Le pays entier est mis en doute – qu’est-ce que le Liban ? L’identité libanaise est un objet de conflit.

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Quel rôle l’art joue-t-il aujourd’hui, selon vous, dans des pays aussi déchirés et divisés que la Syrie ?
Rabih Mroué : Je pense que le seul rôle que l’art peut jouer, quelle que soit la région, c’est de libérer les êtres humains, de leur permettre de penser et de poser des questions, de prendre le temps de formuler des opinions. En ce sens, l’art est une plateforme pour partager doutes et idées, pour présenter ses incertitudes. Il ne s’agit pas d’être convaincu par une cause et de convaincre les autres. L’art est le lieu où on peut mettre les contradictions, les conflits, les tensions, sans prendre parti – même si en dehors de l’œuvre, on sait comment on se positionne, même si on fait allusion à des réponses. Le but est de poser des questions complexes qui n’ont pas besoin de réponses simples – et de penser pour soi-même, individuellement.

Quelle est la situation du théâtre à l’heure actuelle au Liban ?
Rabih Mroué : Cela fait des années que la scène théâtrale n’est pas très active, peut-être depuis le début de la guerre. Il y a beaucoup de praticiens, de metteurs en scène, mais assez peu d’acteurs. Trois facteurs contribuent à la situation : d’abord, le gouvernement ne soutient le théâtre ni moralement ni financièrement. Ensuite, nous avons toujours un système de censure officielle, donc chaque pièce doit obtenir une autorisation avant d’être jouée. Il faut la demander, le texte est modifié par la censure, quelqu’un vient à une répétition générale, et ensuite seulement la permission est donnée de jouer. Le système est lié au ministère de la sécurité intérieure, et la censure est très lourde à cause des fortes tensions et conflits actuels. Tout ce qui paraît sceptique est censuré. Enfin, il n’y a pas assez de lieux. À Beyrouth, nous n’avons que quatre ou cinq théâtres où il est possible de jouer, or même six ne serait pas assez.

Est-ce qu’il est difficile pour vous de présenter votre travail au Liban dans ce contexte ?
Rabih Mroué : C’est à la fois facile et difficile. Avec ma compagne Lina, nous refusons de passer par la censure. Nous présentons quand même notre travail à Beyrouth, mais seulement pour deux ou trois soirs, et nous ne demandons pas d’argent au public. De cette manière, on peut dire qu’il s’agit d’un spectacle privé, même s’ils savent que ce n’est pas la vérité. On nous laisse faire, sauf s’il y a une plainte. Mais ce n’est pas un énorme problème.

Votre vie est aujourd’hui partagée entre Beyrouth et Berlin. Qu’est-ce que les deux villes vous apportent ?
Rabih Mroué : Pour moi, c’est positif d’être loin de Beyrouth – j’aime Beyrouth, mais sur le long terme, c’est une ville très fatigante. Il y a beaucoup de tensions entre libanais, beaucoup de problèmes non résolus, même dans la vie quotidienne : il a fallu huit mois pour résoudre un conflit autour du ramassage des poubelles. Nous avons passé plus d’un an sans président de la République. On ressent ces problèmes sur le plan économique. La plupart des institutions sont handicapées car le gouvernement ne fonctionne pas bien. Nous avons également un parti libanais, représenté par le gouvernement, qui se bat en Syrie pour le régime – Hezbollah – et qui a été classé récemment comme un parti terroriste par les pays arabes, ce qui ajoute aux tensions.
Cependant, quitter Beyrouth n’était pas ma décision, c’est arrivé par hasard. La Freie Universität de Berlin m’a offert une bourse de recherche, et une belle relation s’est créée avec la ville. J’ai eu la possibilité de faire mes recherches, d’avoir des discussions théoriques – c’était une offre très généreuse. Je ne viens pas du monde universitaire, mais la recherche est intimement liée à la pratique pour moi. Berlin m’a également permis de faire beaucoup de rencontres. Ces points de vue différents m’enrichissent – c’est une opportunité de construire un dialogue avec des gens venus du monde entier.


Propos recueillis par Laura Cappelle
pour le Festival d’Automne à Paris - Avril 2016