Vous dites que cette création vous est apparue comme une « fulgurance, un acte presque vital ». Que voulez-vous dire ?
J’ai ressenti un besoin vital de créer ce spectacle qui en fait n’en est pas un, en regardant évoluer les danseuses de la compagnie, mais aussi en étant conviée à plusieurs rituels qui ont lieu ici dans mon pays, au Maroc, et qui font partie de ma vie. Sur d’autres projets, j’ai construit une réflexion, des matières qui conduiront à un spectacle. Corbeaux est né d’un élan brut, d’un battement de coeur. Je n’avais rien, et pourtant tout était là. Je suis sortie des salles de théâtre car ce projet n’en avait pas besoin.
Pourquoi cette envie de sortir des salles ?
Je voulais déplacer mon regard, le plonger au cœur de la vie de Marrakech. Je souhaitais sortir du confort ritualisé du théâtre, car entre le moment où l’on a un projet et celui où les productions se mettent en place, on a parfois le temps de l’oublier, de passer à autre chose ou de le transformer. Ce projet a été élaboré dans une rapidité extrême et comportait un nombre assez important de danseuses ; il ne devait à l’origine se jouer qu’à Marrakech, et j’en étais tout aussi heureuse. J’étais dans une énergie complètement nouvelle. Ce qui importait c’étaient l’œuvre à un instant T et les danseuses de la compagnie porteuses de cette urgence, d’un cri. C’est une performance que l’on joue et que l’on réinvente à chaque fois selon les espaces.
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Comment choisissez-vous les lieux où vous jouez ?
Soit je connais les évènements des institutions qui nous invitent, des théâtres, musées, biennales, festivals, ou a minima leur connexion à leur ville (situation géographique, culturelle, politique…), soit je ne les connais pas du tout, et c’est là que cela devient intéressant : je me déplace, je visite et travaille en étroite collaboration avec les équipes, les directeurs de lieux. On essaie de cerner les enjeux qui nous intéressent pour proposer à chaque fois un travail sur-mesure, non seulement en fonction du lieu mais aussi des participantes aux ateliers mis en place plusieurs mois en amont des représentations. Cela fait deux ans que j’ai entamé ce travail d’ateliers avec le Nouveau théâtre de Montreuil qui a servi de base fondatrice au projet.
Que recherchez-vous dans un lieu ?
Je cherche une architecture extrême, une sorte de défi esthétique qui appelle une confrontation. Ou tout simple- ment un rapport humain, l’objectif étant de rencontrer une communauté et relier entre eux des espaces géographiques que tout oppose. On s’intéresse non seulement aux espaces mais aussi aux êtres qui les fréquentent. Il ne s’agit pas d’une œuvre que l’on parachuterait à un endroit défini. Elle exige à chaque fois beaucoup d’attention et se construit avec l’autre, avec les autres. C’est à chaque fois une expérience très diversifiée et c’est en cela qu’elle est passionnante.
Les corbeaux ne sont pourtant pas réputés pour être des oiseaux de bon augure !
C’est vrai ! Les corbeaux n’ont pas une très bonne image en Occident, mais cela n’est pas le cas dans toutes les cultures. Leur intelligence et leur organisation sociale sont très supérieures à celles de beaucoup d’oiseaux. Je suis passionnée par l’univers animalier, l’observation des oiseaux, des fourmis… Mes corbeaux ont envie de crier une certaine urgence, celle d’être rassemblés, d’être ensemble autour d’un projet constructeur. C’est ce qui ressort du travail que l’on effectue depuis des années avec ma compagnie : cette volonté de créer du lien, d’insuffler de la joie. Nous ressentons de plus en plus cette urgence de rencontrer des communautés pour faire, à un moment donné, acte artistique.
Est-ce que descendre dans la rue à la rencontre de nouveaux publics, ce n’est finalement pas la définition même de ce que devrait être la culture aujourd’hui ?
C’en est probablement une mais je n’ai pas de leçon à donner à ce sujet. J’ai créé ce travail dans un contexte géopolitique bien précis à Marrakech. Ce schéma n’est pas transposable ailleurs, d’où l’intérêt de travailler à chaque fois en étroite collaboration avec ce que j’appellerais les passeurs, toutes ces personnes qui travaillent dans des « institutions culturelles » et qui sont en contact avec les publics, les artistes. Ils sont de véritables travailleurs de l’ombre. Ces questions m’intéressent.
Combien de temps avez-vous mis pour créer Corbeaux ?
Nous avons eu besoin de seulement vingt matinées de répétitions, mais cela faisait trois ans que ce projet était dans ma tête. Chacune des interprètes étant aussi prise par sa vie personnelle, je n’avais pas d’autre choix. C’était toutefois suffisant car leur investissement était inespéré.
Pourquoi mettre toujours des femmes au centre de vos créations ?
Et pourquoi pas ? Je travaille avec elles depuis plusieurs années et pourtant, j’ai l’impression que cela a commencé hier. Ce n’est pas parce que ce sont des femmes mais parce que ce sont des artistes qui m’inspirent une immense liberté. Elles ont une vraie force à vouloir construire leur avenir et à s’investir dans leur communauté. D’ailleurs, ce projet les porte car elles le portent.
Propos recueillis par Nadège Michaudet, avril 2016