« Comment traduisez-vous «Embriaguez Divina» en français ?
« Ivresse Divine ». L’expression vient de l’écrivain Georges Bataille dont l’essai La Littérature et le mal (1957) a été une source d’inspiration pour ce spectacle.
Comment avez-vous abordé cette notion du Mal ?
Je me suis laissé guider par l’idée du Mal tel qu’il est vu par différents auteur.ice.s, dans des œuvres et des champs culturels divers, que ce soit le Mal dépourvu de but, le Mal poursuivant un but précis, ou les moments où le Mal et le bien suprême se rejoignent. La pièce a été influencée par des textes comme le livre d’entretiens du poète palestinien Mahmoud Darwich (La Palestine comme métaphore, 2002), les œuvres de la philosophe Hannah Arendt ou l’essai de l’historien israélien Ilan Pappé Le Nettoyage ethnique de la Palestine (2008). Des films de fiction tels Les Hauts de Hurle-Vent de Luis Buñuel (1954), le faux documentaire Punnishment Park de Peter Watkins (1971) ou encore le documentaire d’Eyal Sivan sur le procès d’Adolf Eichmann (Un Spécialiste, 1999) ont aussi nourri cette création. Par ailleurs, j’ai été inspirée par les tableaux tout à la fois violents et paisibles du peintre belge Michaël Borremans. Je me suis aussi référée aux formes d’incarnation du mal, traditionnelles ou non : le diable, la sorcière, la violence, la bureaucratie, la maladie… Sans oublier la figure du militaire qui appartient au seul corps de métier à recevoir les honneurs pour tuer des gens. J’ai encore examiné la douleur, le plaisir, le colonialisme, l’Holocauste, l’exorcisme, le racisme, mais aussi le mal en tant que puissance créatrice.
La scénographie est particulièrement importante dans ce spectacle. Quelle forme prend-elle ?
L’essentiel de la pièce se déroule dans un espace circonscrit où s’élève une tribune, qui peut évoquer un tribunal, un gymnase, une église ou un champ de bataille. Les personnages s’y assoient pour mieux voir mais également pour mieux être vus et s’exposer aux regards des autres. Les questions de la visibilité et par conséquent de l’aveuglement, physique et métaphorique, m’ont intéressée. Une figure centrale est apparue : le témoin, celui qui transmet ce qu’il voit aux autres, celui qui, ayant survécu, raconte ce qu’il a vécu. Le papier est aussi un motif très présent, sous la forme de feuilles, éléments qui circulent dans les rouages de la bureaucratie, des systèmes juridiques. Ici, elles se transforment par le déchirement, le pli et l’empreinte des gestes, de la salive, de la sueur.
Que représentent les personnages incarnés par les neuf danseur.se.s ?
Ce sont en quelque sorte des figures-sculptures qui se transforment. J’ai imaginé que la tribune pouvait représenter, à un moment donné, les rayonnages d’un musée où se trouvent exposés des bustes, par exemple. Sur le plan de la chorégraphie, je me suis intéressée à des danses très codifiées, au protocole des tribunaux, des cérémonies et des institutions religieuses, aux parades militaires. Plus largement, j’ai puisé dans des chorégraphies collectives, indépendamment de leur contexte ou de leur fonction. Sur le plan de l’écriture, je conçois le spectacle comme une vague d’énergie avec des moments d’intensité variable.
Dans Mal, comment abordez-vous la musique, un élément essentiel dans vos spectacles ?
Je travaille avec des complices réguliers – ici, avec Rui Dâmaso, et pour d’autres pièces avec Tiago Cerqueira. Ensemble, nous étudions les aspects techniques de la musique et du son : l’utilisation des micros, la spatialisation du son, l’adaptation de la diffusion sonore aux conditions acoustiques de chaque salle. Pour moi, l’écriture dramaturgique de la musique et du son compte tout autant que l’écriture chorégraphique. Je décide ainsi de la sélection des morceaux, de leur séquence, de leur volume. Je m’intéresse à la tension, aux contrastes, à l’intensité. Pour ce spectacle, nous utilisons des enregistrements. J’ai effectué des recherches du côté des chansons populaires, des chants de travail, mais aussi de la poésie ou des récits. Il y a aussi deux extraits audio de films : Le Procès d’Orson Welles (1962) et Blue Velvet de David Lynch (1986). Nous utilisons également des langues inventées.
Comment avez-vous conçu la dimension visuelle du spectacle ?
Pour les costumes, j’ai cherché du côté des uniformes, des vêtements institutionnels liés à une profession spécifique, comme ceux des militaires, des juges ou des prêtres. Yannick Fouassier,qui signe la création lumière de la pièce, collabore avec moi depuis une dizaine d’années. Nous travaillons toujours dans le sens d’une intensification du spectacle, pour que tous les éléments contribuent à la création d’un monde profondément fictionnel mais profondément réel dans son vécu par chacun des performeur.se.s et des spectateur.ice.s. Cela passe par des idées, des images, des vibrations et des sensations échangées tout au long du spectacle entre la scène et le public.
Vous n’êtes pas présente sur scène, cette fois. Pourquoi ?
Le spectacle est né d’une invitation de Matthias Lilienthal à créer une pièce avec des acteur.ice.s de la troupe du Kammerspiele de Munich, à l’époque où il était directeur de ce théâtre. À la distribution devait s’ajouter quelques performeur.se.s invité.e.s. Malheureusement, les répétitions ont été brusquement interrompues par la pandémie, et l’équipe a dû changer. Au départ, je n’étais pas certaine d’être sur scène, mais après cette interruption, il était clair que la reprise avec une nouvelle équipe serait particulièrement complexe. J’ai pensé qu’il était préférable de ne pas faire partie des performeur.se.s. Malgré cela, j’ai beaucoup dansé pendant les répétitions : c’est comme cela que je travaille et que le spectacle se construit. »
Propos recueillis par Naly Gérard pour le Festival d’Automne