Wael, pouvez-vous nous présenter la pièce ?
Cette pièce est une nouvelle traduction d’un texte historique européen datant du XIe siècle et intitulé La Chanson de Roland. Il se rapporte, d’une part, à mon projet à venir sur l’histoire du Golfe Persique. De plus, il s’inscrit dans la continuité de mon projet Les Croisades vues par les Arabes, une trilogie de films qui aborde l’histoire des croisades, mais sous l’angle du monde arabe. Dans deux de ces films, j’ai déjà utilisé des passages de La Chanson de Roland, un texte qui était très célèbre à l’époque des croisades, bien entendu, pour son éloge d’un héros européen et parlant de Charlemagne et de son neveu Roland.
Le point de vue adopté dans ce récit est clairement européen.
Oui. J’ai constaté qu’il n’y avait aucune référence au monde arabe. Le fait que le texte soit interprété dans une traduction arabe par des musiciens de Bahreïn et Sharjah, qui représentent un héritage culturel très ancien lié à cette région, apporte sa contribution.
Votre scénographie est basée sur des cartes miniatures raffinées, peintes par l’homme d’État bosniaque Matrakçı Nasuh au XVIe siècle. Vous avez choisi des cartes d’Alep, de Bagdad, et d’Istanbul, c’est-à-dire trois villes qui ont joué un rôle important au cours des croisades, mais qui sont aussi au centre des préoccupations politiques actuelles.
Oui, tout à fait. Je m’intéresse aux relations entre l’Occident et les pays arabes, qu’elles soient historiques ou actuelles. La période des croisades, bien que datant d’il y a mille ans, est liée à notre histoire contemporaine. Cela a commencé dans les années 1930 avec la découverte du pétrole en Arabie saoudite et a débouché sur une nouvelle relation entre la région du Golfe et l’Occident, avec ses compagnies pétrolières américaines et britanniques. Les musiciens de Bahreïn et des Émirats arabes unis avec lesquels je travaille actuellement incarnent également un lien entre ces deux époques.
Leur musique est appelée fidjeri et remonte à des centaines d’années.
Oui, la musique fidjeri est celle des pêcheurs de perles. Toute cette partie du Golfe persique vivait de la pêche à la perle avant la découverte assez récente du pétrole. Cela a tout changé. La pêche à la perle a disparu et cette tradition musicale aussi est en train de disparaître. Il n’en reste presque plus rien. Nous essayons de faire revivre cette histoire en faisant coïncider ce qui se passait pendant les croisades et ce qui se passe de nos jours.
Dans votre œuvre, les musiciens chantent des passages de La Chanson de Roland dans une version traduite en arabe classique, le tout sur de la musique fidjeri, avec ses percussions et mélodies singulières. Quelle part de la musique est déjà existante et quelle part est improvisée ?
Environ 95 % de la musique est fixe. Il n’y a des improvisations que lorsque l’un des quatre chanteurs principaux, que l’on appelle Nahham, chante. Ou même crie, car ce type de chant implique beaucoup de cris. Mais les mélodies sont des mélodies traditionnelles appelées Haddadi, Adsani ou Bahari, que tout le monde connaît par cœur. J’ai ensuite ajouté le texte de La Chanson de Roland à ces mélodies. Comme vous l’avez dit plus tôt, cette musique est très ancienne. Il n’y a aucune certitude concernant ses origines. Mais elle a indéniablement des racines africaines, la reliant aussi à l’histoire arabe de l’esclavage.
Nous sommes maintenant assis dans le théâtre, peu de temps avant la première, devant 600 pièces uniques qui seront plus tard reliées en une sorte de mosaïque représentant trois villes. Est-ce aussi une façon pour vous de transposer une installation artistique visuelle en scénographie ?
En fin de compte, c’est une façon de mélanger pour la première fois mon parcours d’artiste visuel, de réalisateur de films et de peintre, avec le théâtre. Je conçois la scène, y compris son plancher, comme une image à part entière, faite de nombreux détails, comme des points dans une peinture. Et pour ce qui se passe sur scène, je travaille comme pour une scène du film – une longue scène, qui se déroule sur presque une heure. C’est également un pas de plus par rapport aux films Les Croisades vues par les Arabes, pour lesquels j’ai travaillé avec des marionnettes – qui trouvent leur origine dans le théâtre ! Et à présent, il y a le passage au théâtre avec de vrais chanteurs.
Propos reccueillis par Andras Siebold (Theater der Welt)